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Interstices

Ces instants-là, je me souviens.
Je m’en souviens d’autant mieux qu’ils ont ressemblé à ceux qui ont suivi quelques mois plus tard, et à d’autres qui avaient précédé, des années avant.
Ils furent aussi heureux.
Pas joyeux, non : heureux.
Pourtant, je parle d’un homme, d’une femme, de miennes connaissances qui s’en sont allées. Plus ou moins paisiblement. Seules ou pas. Des personnes qui ont quitté ce monde. Qui n’y habitent plus. Et je me niche, écrivant cela, dans un interstice. Une faille spatio-temporelle. Un temps qui échappe au temps. Un lieu qui échappe à toute notion de lieu. Peu importe alors que ce soit ici, ou que ce soit là.
C’est pareil. Le temps, la distance ne sont plus.
La personne s’apprête, et le terme dit l’élégance, à changer de rive. Mmême si douleurs. Même si rictus.
J’écris cela faute de mieux.
Le souffle est court. De plus en court. Le mot est rare. De plus en plus rare.
L’expression qui colle avec cet interstice, c’est : l’heure est venue.
On ne sait rien de cette heure-là. Evidemment. On la repoussée toute notre vie, finalement. Alors on sent seulement qu’elle et là, qu’elle est venue en effet, pour celui-ci, pour celle-là, et cela peut encore durer des jours.
Cette heure venue est là, maintenant elle attend, elle attend son heure on dirait, elle laisse le temps des adieux, car celui qui s’en va sait, je pense, que les siens vont rester de ce côté-ci de la rive.
La mort qui arrive cultive cet étrange : on ne sait si c’est elle qui apprivoise l’alentour ou si c’est la personne qui apprivoise cette nouvelle venue dans le paysage. Débridée soudain. Ou alors c’est la vie qui s’en va. Elle a assez donné. Assez pris. Assez lutté.
Oui, c’est peut-être plutôt ça en fait. Une bougie qui s’éteint. A petit feu. Qui a vécu. Qui a donné sa lueur. Autant que possible. Le plus loin possible. Car plus ça va et plus je le crois : celle, celui qui s’en va a fini par comprendre, par admettre, par décider.
Cet instant-là lui appartient totalement.
Ce qui suit, c’est l’interstice.
Ces moments particuliers, uniques en leur genre, ficelés hors du temps, ou plutôt, inscrits avec la force de l’évidence dans un écrin de la pureté absolue : la réalité, ici et maintenant. Nulle autre. Dans une temporalité que même un confinement n’y peut rien toucher. L’âme s’en va pendant que le corps se fane. Le corps s’en va pendant que l’âme veille encore, tant qu’elle peut, jusqu’à n’en plus pouvoir.
Les yeux se ferment doucement et la respiration s’enfuit, encore calme.
Je sais, ce n’est pas « joyeux » ce que j’écris là, et pourtant, comme j’aimerais que le triste ne l’emporte pas… Que la hâte ne soit pas de ce temps-là…
Des milliers de personnes s’en vont ces jours-ci. Je pense à elles. Je pense à eux. Je pense à nous. Dont l’heure n’est pas encore venue. Je m’en réjouis. Comme je me réjouis d’avoir connu celles et ceux que la vie a mis sur mon chemin, même ceux qui n’y sont plus, celles qui sont parties.
Je regarde des photos. Je souris. En souvenir des jours heureux. En conscience de ces interstices qui jonchent nos pas. Qui font aussi ce que nous sommes et ce qu’ils furent.