Frissons d’avril

On ne parle plus assez d’émotions, de nos jours, comme s’il fallait les planquer sous les masques et les tapis. Et encore moins des belles. Alors quand je me prends quatre belles décharges éclectiques, je ne vais pas me gêner pour partager cela ici et dire merci !

La première c’est un spectacle. Un peu plus qu’un spectacle : la première d’une création. Cheminant vers la salle, je pensais aux artistes, et me demandait dans quel était ils étaient. Puis nous entrâmes dans la salle. Puis le noir se fit, la musique surgit, c’était tendu bordel ! Comme un arc, comme un ciel et c’était beau ! Surtout quand vous connaissez les artistes, et que cela vous tire une larmichette, parce que putain, ils ont bossé, les bougres, et plus que cela. Merci #Fergessen.

La deuxième est une errance fractale, comme dit son autrice. C’est un album. C’est de la musique. C’est une passerelle. C’est un cocon. Un saisissant univers de sons âpres et doux, de mélodies flottantes et ancrées, acérées et lacérées, une respiration aérienne et rude. Tout cela déposé comme un morceau de soie sur le parapet de nos jours, loin, si loin de l’âpreté rugueuse et animale de nos jours bousculés, de notre monde éreinté et éreintant. Merci #Watine.

Le troisième est un bouquin. Un roman. Des tripes à la mode de quand ? Je suis arrivé à la page 127 comme dans un songe, c’est là qu’arrive la dame du titre. Un livre qui me cause forcément : il se passe en Lorraine, dans mes années, et ce n’est pas celui de Nicolas Mathieu, que je n’ai pas encore commencé. C’est Mobylette et ça claque, nom de bois ! J’en ai frissons rien que d’en dire quelques mots. On rit on pleure. L’autodérision peut ressembler à un linceul que l’on soulève pour voir dessous ce que c’est que naître et grandir quelque part. Merci #FrédéricPloussard.

La quatrième et dernier est un message vocal qu’une mienne connaissance m’a transmis ce dimanche. Comme on dépose un cadeau devant la porte. C’est sa parole posée sur des mots, sa voix amie qui confie bien plus que 5’24 d’une lecture d’un texte qu’elle a écrit. Merci.
Frissons ++, respect ++,+, touché ++++.


Le vote de l’ours blanc

A quelques encablures maintenant d’une échéance qui ne changera pas grand choses à nos existences, malheureusement, il y a quelque chose de malaisant dans une une campagne épuisée pendant qu’une vraie guerre qui ne dit rien de bon a éclaté près de chez nous, faisant oublier les autres guerres qui ne cessent de se tenir ailleurs, et faisant passer celle menée contre un virus comme une arnaque verbale.
Nos grands dossiers ressemblent soudain plus encore à des petits problèmes pour peu qu’on fasse la liste de ces dossiers traités par-dessus la jambe et qui disent une société française des malaises et des oublis.
Pas une strate de la population n’est épargnée.
Les enfants, les lycéens, les étudiants, les jeunes adultes, les midlle of life, les quinquas, les seniors.
Les « issues et issus » de minorités, les moins riches que d’autres, les abandonnés.
Côté pro, pas mieux : les sans-emplois, les avec, les boites qui trouvent pas de salariés, les métiers de l’aide qui sont au plus mal, les cadres qui pètent des câbles.
Et le caillou bleu, qui est comme nous finalement : puisque ça se réchauffe, d’abord, ça se refroidit. On sait qui sera le plus fort à la fin.

Il fait très froid dans notre démocratie qui en est de moins en moins une à mesure que comme partout, l’impérialisme des hommes force les frontières fragiles des pays qui, ne l’oublions pas, pour certains, ont été tracés à la craie.
A quelques encablures donc d’une élection présidentielle qui cache juste l’élection suivante laquelle donnera à un gouvernement les moyens de mettre ses idées si tenté est que ce soient des idées, je veux juste lancer une alerte.
Ne votez pas pour ces candidats qui prônent le repli sur soi. Ni pour ceux qui annoncent des baisses d’impôts. Ni pour ceux qui parlent économies.

Ils sont des escrocs. Ils sont des fossoyeurs.
Le repli sur soi est un déni de réalité.
Les baisses d’impôts l’assurance d’une cassure plus grande encore de ce qui est de la responsabilité de l’état français : l’éducation, le soin, la justice.
Les économies sont un mot indécent quand sans aller très loin, on regarde qui paie le quoi qu’il en coûte et qui s’est enrichi.

Depuis que je suis en âge de voter, je me suis toujours efforcé de « voter pour ». Je ne vais pas me dérober cette fois encore même si force est de constater que plus ça va et moins je suis dans les bons camps. Il m’est arrivé d’être majoritaire, mais c’était y’a longtemps. Je suis de plus en plus minoritaire, quand on ne me dit pas que je suis nul.  Blanc est pourtant une belle couleur. Un beau projet.

Je pensais ne pas aller voter cette fois. Je pense toujours que je ne devrais pas voter tellement on se fiche de nous et de nos tronches. Je vais pourtant aller voter. Parce qu’au détour d’une baguenaude sur le net, fort à propos, une internaute que les femmes s’étaient battues pour obtenir le droit de vote, et parce que au-delà du féminisme, tout simplement, l’Humain s’est toujours battu pour obtenir des conquêtes sociales dont même les plus virulents profitent sans vergogne, la mémoire bien courte.

Cette élection ne changera pas la face du monde. Cela fait belle lurette que petit pays qui joue au grand ne pèse pas bien lourd. Mais par politesse, à l’histoire, à maintenant, à demain, voter prend un sens qui ne relève plus du « devoir civique » mais bien du droit. Nous avons des droits. Et mon petit doigt me dit qu’il va falloir batailler pour que un à un, ils ne fondent pas comme une banquise aux abois.

Au moment de voter, ou pas, pensez à l’ours blanc qui dérive affamé sur un morceau de glace. Il a faim. Il est seul. Il est dangereux. Il est en survie.     

La paire de jumelles

C’est une histoire méconnue. Deux jeunes filles, deux jeunes femmes. Victimes de leur prénom. Deux jumelles qui ont longtemps fait la paire et qui se sont évertuées à tout bien suivre la ligne tracée. Leur destin déposé dans le berceau. Biberonné. Bonne terre : deux grosses têtes, comme on dit dans les cours d’écoles. Route tracée. Tresses et regards clairs. En double.
Le collège avalé, le lycée dévoré. Haut les mains. Fastoche.
L’une a fort logiquement choisi l’institut national de l’audiovisuel.
L’autre s’est évidemment tournée vers l’école nationale de l’administration. Montèrent à Paris, pas question qu’elles fussent séparées. 7 bornes par la rue Lecourbe, 1 appartement cossu déniché rue des Favorites : la montée vers la capitale fut comme tout le reste depuis qu’elles ouvrirent les yeux sur ce vaste monde. Menée la main ferme, sans anicroches, avec le Café des écrivains comme QG, la médiathèque Marguerite-Yourcenar à proximité.
Oui, tout roule, sans embuches, elles foncent, telles robots.
Et puis clac.
Boum.
Nul ne sait comment ni qui a fracassé le chemin écrit d’avance. L’une ? L’autre ? L’histoire retient seulement qu’un matin de mars, l’une a dit à l’autre, je n’y vais pas, ce matin. L’autre a dit à l’une : moi non plus. Elles se sont reconfinées elles qui avaient si aisément franchi les obstacles jusque là. Passant jours sur canapé, survêtement et t-shirts qui baillent. Deux jumelles aux yeux mi-clos. Qui passent les jours et les semaines. Portables vidés, amorphes, laissés quelque part dans l’appartement de la rue des Favorites. La porte fermée aux insistances.
Il a fallu le serrurier et la police.
Il a fallu ouvrir pour entrer et essuyer l’attaque suave des mauvaises odeurs.
Il a fallu ouvrir les fenêtres et fouiller (rapidement) les deux chambres, la pièce commune, la cuisine, la salle de bains.
Il a fallu escalader monticules de vêtements et de livres, de nourritures et de mouches. Cafards aussi. Déboulés d’on ne sait où. Ni vues, ni connues, les deux jumelles s’étaient volatilisées.
L’on confirma, tant à l’institut qu’à l’école nationale.
L’on confirma, tant au café qu’à la médiathèque, et même au Deuz Restaurant, où elles se rendaient à chaque fin de trimestre.
L’on pleura en pays natal, père, mère, bras ballants, cernes sous les yeux.
L’on esquissa mille et une explications comme autant de théories branlantes ne reposant sur rien.
L’on déclara la double déclaration, la double disparition. L’on médiatisa. L’on se passionna pour ce que les médias appelèrent le mystère des jumelles.
L’on ne pensa pas, à regarder du côté de l’état civil.
Ni à consulter du côté du bar des Timbrés, et ses savoureux cocktails.
L’on ne de se douta de rien. L’on ne pensa pas ce que l’on disât à tous bouts de champs. Qu’elles étaient belles et intelligentes, très. Qu’elles étaient inséparables. Tant qu’on ne leur connaissait ni amis, petits ou grands, ni amies.
Lena et Lina avaient fini par haïr leurs prénoms.
Lena l’école de l’administration.
Lina l’institut national de l’audiovisuel.
Une lente désagrégation qui avait fomenté en elles sans que l’une ne le dise à l’autre, sans que l’autre n’ose en parle à l’une, chacune sentant chez l’autre qu’un truc clochait. Jusqu’à ce que ce matin-là.
Plusieurs semaines s’étaient écoulées avant qu’elles n’aillent à la mairie de la rue Péclet. 600 mètres à pied. 600 mètres pour y rencontrer l’étrange attelage qui tenait le service municipal.
Deux soeurs jumelles.
Les quatre firent l’affaire.
L’une et l’autre promirent aux autres de ne piper mot.
L’une et l’autre retournèrent à l’appartement, le temps que les papiers arrivent. Puis ils arrivèrent.
Elles avaient changé de prénoms, bien sûr. Et aussi de nom. Tant qu’à faire avaient dit les deux mères de la mairie qui avaient volontiers donné les leurs, ceux de jeune fille.
Elles avaient ouvert de nouveaux comptes bancaires, procédé à de savants retraits et dépôts, laissé les parents payer les factures, amusées que tout puisse à ce point tourner tout seul sans elles.
Elles purent facilement devenir invisibles. Et danser en silence dans l’appartement inconnu qu’elles avaient loué en pleine campagne.
L’une avait toujours rêvé de faire du cirque et l’autre de s’occuper d’animaux. Elles y travaillèrent, avec la patience des orfèvre.
L’une et l’autre avaient toujours eu envie de voyager.
Elles ont pris la route pour quitter tout ce cirque et ce bal des animaux.

Qu’on voit de la liberté et inchallah

Personnellement, c’est d’un très bon œil que je vois le convoi de la liberté.
Je ne doute pas une seconde, et c’est pour cela que j’écris en ce samedi matin, tout le mal qui va être dit, tous les débordements qui vont nous êtres montrés, tous les discours qui vont pleuvoir, tous les calculs qui vont être faits. Je ne doute pas une seconde que la « bonne société » a d’ores et déjà choisi son camp et que ces centaines de milliers de « convergents » tout autant d’ores et déjà sont jugés.
Et je vote pour. Le convoi de la liberté. Je vote pour. Qu’on voit de la liberté.
L’abstention ne se voit pas. Le vote blanc et le vote nul ne se voient pas. Une personne vaccinée ou une personne ne se voient pas. Un pauvre est terré dans sa maison s’il en a une, son logement s’il en a un, son garage ou son abri. Un migrant est terré. Une personne en situation de handicap est terrée. Un malade est derrière les murs de l’hôpital. Un prisonnier derrière ceux d’une prison. Une personne âgée derrière ceux de sa maison, sa maison de retraite. La « bonne société » peut se gratter le ventre, ainsi. Tout ce que l’on ne veut pas voir ne se voit pas.
Un convoi se voit. Des milliers de voitures, tracteurs, poids-lourds se voient. Des milliers de personnes qui accompagnent ce parcours se voient. Que de surcroit, on regarde un peu au-delà de la seule petite France, et l’on voit que c’est de partout que cela déboule et que c’est vers Bruxelles que cela converge.
Ces gens du convoi ont une force que n’ont pas ceux qui dirigent ceux qui décident que non, tout ceci n’est pas autorisé : ils n’ont pas peur. Ils n’ont rien à perdre. Ils disent stop à la vaseline. Ils disent stop à ces conneries culpabilisantes, enfermantes, opposantes, divisantes : ces quelques euros ici, qui foutent des millions de petits bordels ont autant de valeur que ces milliards d’euros qui foutent des petites dizaines de grands bordels. Ils disent stop à cette arrogance qui a dépassé l’outrecuidance, qui a dépassé le mépris, qui était déjà si peu supportable.
Les « bonne société » a peur. La « bonne société » a des choses à perdre.
La « bonne société » n’est pas la « bonne société ». Ne l’est plus. Ces deux dernières années ne sont pas uniquement deux années derrière. Elles sont deux années de plus dans des années et des années de trop.
Le convoi qu’on voit dit juste : le foutage de gueule, ça suffit.
Le convoi qu’on voit dit juste : la brutalité en col blanc, la violence en costume, le parapluie du règlement, l’alibi de la loi, les normes, c’est une arnaque citoyenne, des arrangements entre amis qui ne s’aiment même pas.
Quand « la bonne société », c’est 1 000 ou 10 000 personnes, 20 milliardaires dans le monde, et que pendant ce temps-là, des millions et des milliards de gens ont des vies de merde et claquent connement, il y a inversion des genres. La « bonne société » devient ce qu’elle est au fond : une société mauvaise.
Alors, oui, le qu’on voit de la liberté, après toutes ces privations et ces efforts remarquables de celles et ceux qui se la voient enfoncer profond, c’est un minimum. Le temps des visibles est revenu. On n’en est plus à applaudir le soir les invisibles. Et c’est tant mieux. Go away et inchallah.

Ambiance sonore

Grise est la zone

J’ai une expression qui a débarqué dans ma grammaire et y a pris pleinement sa place, comme d’autres mots ont fleuri notre langage depuis deux ans maintenant. Nous maîtrisons désormais parfaitement les notions de distances sanitaires, de masques, de gestes barrières. Notamment. Voilà autant de mots du quotidien qui décrivent en creux fort bien ce que nous vivons concrètement : un recul sans précédent à l’ère moderne des relations humaines. Ce qu’à gauche on appelle en langue de coton le vivre ensemble. Ce qu’à droite on ne nomme pas. Ce que dans les extrêmes on attise. La nation, en effet, nous demande (ce n’est pas une question bien sûr) de tuer le lien social et les relations humaines. Officiellement pour notre bien évidemment.
Le résultat sec est celui-ci : belle lurette que nous ne faisons plus ni peuple ni société et encore moins monde ; mais bulles étanches les unes des autres, chromosomes dépossédés ou dépourvus de pensées communes et de sens du bien commun. Intérêt général ? Euh ? Hein ?
Personnellement, je ne m’y fais pas. Je fais avec, c’est tout. Je respecte les règles pour pas laisser trop de plumes dans l’atmosphère, sans me prendre pour ce que je ne suis pas. Sans penser une seule seconde, par exemple, que je sais ce que tous les mots médicaux qui bassinent nos tempes veulent dire au juste.
Ce sont des langues étrangères que nous apprenons à baragouiner mais dans lesquelles personnellement je ne m’implique pas.
Cette expression, c’est « zone grise ».
Sais-tu qu’en réalité, c’est en permanence dans ces zones étranges que toi, moi, nous, vous évoluons ? Des zones où tout converge et d’où rien ne sort. Non que les informations et / ou les solutions n’existent pas : il y en a tellement qu’elles finissent par s’annuler les unes avec les autres, se contredisent, se choquent. On y perd notre latin. On y gagne en impuissance.
J’ai sous le coude deux magnifiques zones grises.
La première, c’est l’aberrante situation que fait vivre notre « belle, grande et douce » France à des jeunes venus d’autres pays. Certains arrivent mineurs. Puis prennent de l’âge. Et ce qui était possible et officiel pour elles et eux, vivre en France, survivre plutôt, ne l’est soudainement plus parce qu’ils sont plus de 18 ans et un jour. Alors ils poursuivent, mais dans l’illégalité. Les cons voient qu’ils poursuivent. Les humains que cette illégalité n’a aucun sens soudain. Mais on est dans une zone grise, du Kafka plein pot : faut des papiers, mais je te les donne pas. J’ai besoin que tu aies des papiers pour me prouver que je peux te les donner. En attendant tu es interdit de séjour. Mais on te renvoie pas chez toi.
La seconde, c’est l’incroyable situation suivante : une personne, âgée, disparaît. Il faut attendre. Qu’elle réapparaisse, ou que l’on retrouve son corps. Elle occupait un appartement en location, percevait une retraite, payait des abonnements pour l’eau, l’électricité, la téléphonie, internet. La personne est absente mais on ne peut rien faire puisqu’il faut attendre. 10 ans maximum. Théoriquement, tout peut donc rouler pendant dix ans. La machine fonctionne tranquillement : recettes perçues, dépenses engagées. C’est stupide. Mais il faut attendre. Le déluge ? Qu’un jour, des remboursements soient demandés ? Bienvenue en zone grise !
Alors quoi ?
Restent des combats du quotidien, la solitude de l’enquêteur anonyme, qui plonge dans les informations et le réel comme il peut, cherche des chemins, récolte des tunnels, convaincu que des solutions existent, mais que les problèmes demeurent. Point commun de ces deux zones grises : les parapluies que chacun dresse dans son coin comme des herses à la sensibilité humaine douteuse. Les excuses bidons que les uns et les autres trouvent pour que le ballon aille dans la parcelle du voisin. Et, de l’autre côté, les colères et les incompréhensions qui jonchent des journées devenues à certains moments étranges, à d’autres complètement surnaturels. Car rapidement, on se retrouve plutôt en mode robot à parler avec des robots de barrages en barrages alors que ce sont des situations humaines dont on parle, que notre société a transformé en situations terriblement humaines.
L’insoutenable légèreté de l’être, écrivait l’autre.
Ce qui donne, dans notre monde déconnecté et hyper connecté, terrestre et extraterrestre ceci : L’insoutenable lourdeur à être ou à n’être plus.
Zones grises. Pas grisantes du tout.
Zones grises. Dans lesquelles tout le monde patauge.
Pendant que dans leurs cuisines, des femmes et des hommes pleurent des larmes sèches. Des larmes grises.

Ambiance sonore

Dans la librairie

Où s’en vont les souvenirs demande l’écrivain à Albert, qui hausse à peine un sourcil en voyant dans sa main l’ouvrage déposé par la libraire.
Il sait, lui, où s’en vont les souvenirs.
Il sait, surtout, qu’ils ne s’en vont pas. Puisque ce sont des souvenirs.
Il frémit toutefois , immergé comme à chaque fois, dans la question qu’il ne se serait jamais posée s’il n’était entré dans la boutique ; c’était d’ailleurs pour cela qu’il y était entré, une fois, par hasard – il pleuvait, et depuis, pour cela qu’il y venait de temps en temps, quand ses souvenirs épuisés appelaient d’autres idées. D’autres envies. D’autres mots. Et cette voix.
Il ne sait pas lire, Albert et c’est la libraire, Camille il l’appelle sans que jamais il ait eu l’idée de lui demander son prénom, qui lui lisait le titre.
La fois d’avant, c’était Le bonheur est au fond du couloir à gauche.
Albert aimait bien les ongles rouges de Camille, et les mots étranges qu’elle murmurait en lui glissant l’objet entre les mains, la voix soudain plus rugueuse, comme si elle lui révélait un secret.
Cette fois-là, il était rentré chez lui en cherchant le radiateur. Le couloir. Le bonheur. Il n’avait rien trouvé. Sa mère lui avait assez dit que le bonheur, c’était de la foutaise, une invention de tous ces crétins, sans jamais préciser qui ils étaient au juste, ces crétins. Elle était morte comme ça, clac, d’un coup, et il était fort possible que depuis, Albert cherche ces crétins.
La librairie était devenu un jardin, pour lui. Un endroit où une clochette puis un bruit de bois vous accueillait, de la musique classique toute douce en fond, la libraire et ses yeux par dessus ses lunettes. Un endroit où il venait cueillir des mots, des pensées saugrenues, en tout cas qu’il ne serait pas allé piocher de lui-même.

Photo de Korhan Erdol sur Pexels.com

Alors ? Dans le vent

Ce que mes mots n’ont pas encore dit ici : une vieille dame de 80 ans a soudainement disparu, comme on se soustrait de à soi soi-même.
Nul ne sait où elle est maintenant.
De fortes présomptions par la police étayées laissent penser qu’elle a mis fin à ses jours et qu’elle a choisi une rivière pour le faire.
C’est choisir, ici, qui a son importance.
Un hommage lui a été rendu la semaine dernière. Ce ne fut pas étrange. Ce fut même plutôt beau. Il faisait bon dans la petite église chauffée à bloc avec son vieux four à bois.
Il y a eu des musiques, des textes, des chants. Il y a eu des statues figées par l’incompréhension et des larmes de départ. Il y a eu des regards dans le vide et des mains qui se cherchent, des bras qui enveloppent. Des dizaines de silences à l’écoute alors quand ce fut fini, il faisait encore jour dehors, les langues se sont déliées. Des dizaines de paroles se sont libérées, de circonstances ou non. Il y a eu des rires, de la brioche et des verres à la main. Un bien beau cluster, comme on dit de nos jours. Et alors ?
Pour le moment, rien d’autre. Nous avons salué l’âme. Nous ne pouvions pas faire plus, ni mieux, ni moins à ce moment-là. Les jours continuent de passer depuis le 14 janvier 2022. C’est ce jour-là que fut officialisée l’absence. Préférons cela à disparition, tant déjà de leurs vivants, de nombreuses et de nombreux disparaissent telles des ombres devenues, vies réduites à des gestes minimaux et calibrés, portions de chagrins.
Les lueurs bleues des écrans ne sont pas un avenir mais déjà une forme d’enterrement. C’est dans la boite.
Alors ? L’absence, donc, et la promesse que la société du papier et du règlement, du notaire et de l’avocat vont être les prochains invités du menu. L’officier de police a prévenu : nous sommes entrés dans une zone grise. DE fait, la machine est bien emmerdée. Que faire ? Comment ? Une zone grise suspendue dans le temps. Si cela peut durer dix ans, cela peut aussi singulièrement s’accélérer.
Dans tout ce texte, peut-être ne vous a-t-il pas échappé qu’un mot manque depuis le début de toute cette histoire.
Ce mot, c’est corps.
Alors ? Pas de corps.
Fredonnons ces quelques rimes d’un noir désir naguère porté aux nues et aujourd’hui banni : Pendant que la marée monte / Et que chacun refait ses comptes / J’emmène au creux de mon ombre / Des poussières de toi / Le vent les portera / Tout disparaîtra mais / Le vent nous portera.
Et accélérons ensuite le tempo, on s’amène au vent, au-dessus des gens…

Ambiances sonores


Un silence longe les routes

Est venu le temps des restants. L’autre rive du départ soudain. Clap de fin un samedi de presque février. Ouverture des soldes. Le passage des symboles a installé sa caravane, quelques heures durant, quelques heures seulement, et il a refermé son cirque.
Les maisons demeurent. Avec, dedans, les quotidiens qu’on y niche.
D’autres noyades, dans d’autres effluves.
Des mégots à n’en plus finir.
L’énigme demeure et en même temps, peu importe l’histoire et sa chute en ces temps de tout de suite la suite. Ce n’est déjà plus l’heure de la bouche dégoût. C’est encore celle des pleurs. Il fait mou. Il fait torve, devant la désuète immensité qui tend déjà grands ses bras d’échalas.
Tout de suite la suite mais quelle suite ? Quel épisode de quelle série ?
Quand se taisent violons, le tempo se poursuit, inlassable, amputé d’un côté, bientôt nourri d’autres ruisseaux de l’autre.
Un silence longe les routes.

Ambiance sonore

Poussière de pantins

Elle dit, Finalement,une vie, c’est pas grand chose.
Ta gueule, il pense. Ou alors ouvre les yeux. Les oreilles. Les narines. Sors de ton « moi je ».
Elle raconte. Ces dernières années qui ne sauraient résumer toutes celles d’avant. L’âpreté du vieillir. La solitude qui peu à peu rend âcre et morose quand au mieux tout va bien.
Il pense, alors ne résume pas. Justement. Ne résume pas. Au contraire : élargit ton champ, et le mien. Cueille l’horizon : il ne fait pas nuit.
Elle évoque. Quelques unes de ces années d’avant. Pas celles de l’autre. Non, les siennes. Ses souvenirs à elle. Grâce à la personne de la vie qui n’est pas grand chose.
Ben alors, faut savoir, il pense. C’est beaucoup, déjà, ce que tu racontes.
Plus encore si l’on songe à l’époque à laquelle cela s’est passé. C’était couillu.
Et encore plus si l’on pense que des enfants comme toi, à l’époque, puis les années suivantes, la vie qui ne vaut pas grand chose en a accueilli comme toi trente, quarante, cinquante.
Elle continue de parler. Partie dans ses méandres.
Il est surpris, encore et toujours ; que l’on puisse ainsi dire des choses qui expriment l’exact contraire de ce qui est en train d’être dit. Comme si les mots devaient tromper leur monde. Par inadvertance. Ou par effraction. Bandits de petits chemins. Ces vieux poncifs sont si essorés qui ressemblent à des pantins de poussière.
C’est un samedi d’hiver en presque février en Lorraine.
Ciel bas et ciel blanc. Vent. Il fait froid.
60, 70 personnes sont venues. Habiter un peu le silence qui a pris la poudre d’escampette. Prendre de la seule chaleur qui vaut : celles des femmes et des hommes qui donnent, partagent, reçoivent, écoutent, pleurent, serrent les doigts, lisent quelques mots. Pour rappeler comme chaque vie, chaque vie, est unique dans son coin de territoire et comme chacune, chacun essaime à sa mesure.
C’est beaucoup, une vie.