L’échine de porc

Julien, c’est à la boucherie-charcuterie que ça s’est passé.
Il attendait dans la queue, derrière une habituée aux tempes argentées. La cane fière qui avait dû rosser quelques inconvenants et le cabas sous le bras. De ves vieux sacs en forme de coude, presque. Julien pensa cabras, c’est comme ça qu’on aurait dû nommer ce mot. il pensa, souriant hardiment de son trait d’esprit, un filet migon.
Il souriait encore quand la vieille femme demanda à la vendeuse de l’échine de porc. C’était nonchalant, aimable mais Julien se mit à tanguer, ruisselant d’une sueur qui s’était mise à débarquer de partout avant de chanceler et de chanceler encore, soudain livide, au bord de l’évanouissement.
Le silence s’était fait dans la boucherie climatisée et on le regardait, on lui demandait si ça allait, non ça n’allait pas, mais c’était compatissant, vraiment ; on lui proposa une chaise pendant que le boucher fendait des os en deux, on lui demanda s’il voulait manger quelque chose, une rondelle de salamis, un verre d’eau mais ses mains repoussaient ces élans de sollicitude, sourire contrit, ça va, ça va, c’est rien.
Il s’en alla entendant dans son dos le mot fringale, quelques ricanements et le cliquetis de la caisse enregistreuse. La vieille femme payait en liquide son échine.
Il rentra chez lui, pour s’allonger, s’éponger, se tirer la peau du visage, grimacer, regarder. Essayer de comprendre, quoi.  Il lui fallut un peu de temps pour relier les deux bouts et en revenir à l’échine de porc.
Les porcs. Courber l’échine.
Tout lui venait en vrac alors. L’ineptie de son boulot, ce qu’il endurait pour un salaire finalement modique, la façon dont on lui parlait et qu’il acceptait, les médicaments et les résolutions du 1er janvier, du 1er septembre, comment Marion avait couché pendant des mois avec leurs voisin, la manière dont ses parents lui avaient dit un jour qu’il n’avait pas vraiment été désiré, son départ, alors et cette litanie des jours, tenir, tenir et tenir.
Les porcs. Courber l’échine.
Les larmes coulaient le long de ses joues en un fleuve salé maintenant et il regardait bien en face comment tous les porcs s’étaient insinués en lui, comment il avait fait, tout au long de ces années, pour encaisser, endurer, accepter, se taire, ronger son frein, vomir le soir, chier de la merde ruisselante, pisser blanc, coeur tambourinant, mains moites, regard ivre de rien, aveuglément tendu vers des murs et des falaises, des lambeaux.
Les procs. L’échine.
La vieille femme. Je paie en liquide. Le déclic.
Il regarda son appartement vide comme sa vie, celle dans laquelle il s’était engoufré jour après jour, saison après saison.
Les porcs. L’échine. Il avait tellement laissé faire…
Il ouvrit la fenêtre. Non pour s’y jeter. Mais pour laisser l’air entrer.

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