Alors j’ai porté le poids du monde. Au ras des pâquerettes. Tête bêche.
Je porte les regards morts de ceux qui fuient leurs pays et qui voient leurs épaules s’affaisser sous le poids de ceux qui font mine de les accueillir.
Je porte le regard bienveillant des différents que l’on ne veut pas voir et que l’on cache, sous des discours usés, sous des bâtiments colorés dedans et gris dehors.
Je claudique avec le boiteux et d’un pas guilleret nous cheminons.
J’embrasse l’enfant qui souffre et d’un sourire timide il me récompense.
Je porte le sac de provisions de l’ancien qui voit sa vie n’en finir par de durer et qui se rassure le frigo rempli. Je l’aide à trier ses médicaments pendant qu’il me regarde avec sa culpabilité de trou de la sécu et je croise les doigts pour que ses mains tremblantes ne se trompent pas de jour.
Je perds la boule avec celui qui s’en va pour de bon dans les contrées étranges de son esprit à la mémoire brisée et nous rions ensemble de ses facéties, et nous faisons attention à ses bouffées de violence.
Je tiens l’épaule de celui qui ne voit pas, j’écris des mots à celui qui n’entend pas et nous communiquons puisque nous mettons en commun. L’un m’apprend à voir. L’autre à écouter. J’accompagne celui qui s’en va en lui tenant la main. Les mots n’ont plus besoin de couler. Les larmes se sont asséchées.
Je porte la honte de tout ce que nous polluons pendant que j’admire le jardinier et sa lente besogne qui aime la terre.
Je porte nos assiettes salies de conservateurs et bourrées de sucres invisibles, je porte nos obsolescences programmées et nos frais bancaires en faisant mine de ne pas savoir que j’habite chez mon banquier et que mes achats sont ma dépendance à venir. Je papote avec la caissière. Je salue la voix qui me harcèle au téléphone avec l’air de s’excuser quand même.
Je porte nos illusions modernes qui disent en creux nos désillusions intimes. Ces feux de la rampe éphémères. Ces monceaux de vie exhibés qui enrichissent à coups de données volées par les marchands de viande. Ces vérités qui mentent comme des arracheurs de dents et ces agressions textuelles qui ne mentent pas sur leurs auteurs, qu’ils soient humains ou robots. Pareil.
J’ai vu ce matin une coccinelle. Un oiseau manger quelques miettes. Des chats nichés dans le sous-bois.